L’exil, Vicente Blasco Ibañez
et « Fontana Rosa » à Menton
Par
Patrick ESTÈVE
Président du Cercle Blasco Ibañez
Bien chers amis de la Respectable Loge Blasco Ibañez du Grand Orient de France à l’Orient de Valence (ESP) et bien chers amis invités à cette Tenue Blanche Ouverte.
Cela aurait été avec un immense plaisir pour moi, pour Madame Lise Roméo de Zerbi et pour nos conjoints, d’être à vos côtés ce soir à l’occasion de cette Tenue Blanche Ouverte en hommage à Vicente Blasco Ibañez où vous nous avez fait l’honneur de nous inviter. Mais la distance qui nous sépare, comme nos agendas respectifs, est restée un obstacle provisoirement insurmontable à une rencontre directe entre nous tous.
Je vous écris ce soir depuis Menton où je travaille sans relâche avec les amis du Cercle pour faire revivre Vicente Blasco Ibañez qui a donné son dernier souffle à « Fontana Rosa » à Menton où nous ressentons sa présence à chacune de nos réunions.
Le thème que vous avez choisi pour cette Tenue Blanche Ouverte est : l’exil. Je vous propose cette contribution afin d’évoquer à vos côtés, par les mots, l’exil que Vicente Blasco Ibañez a vécu à « Fontana Rosa ». Pour réaliser ce travail et vous l’offrir, j’ai bénéficié des travaux précieux de Mme Lise Roméo De Zerbi, membre de la Commission Histoire et Littérature du Cercle Blasco Ibañez mais aussi amie de Sigfrido Blasco Ibañez qui était rien moins que le témoin de son mariage avec notre ami Michel De Zerbi à Nice. Lise Roméo De Zerbi, dont le papa était Républicain Espagnol et fondateur du Cercle Cervantes de Nice, est la première personne à avoir travaillé sur le fonds de Bibliothèque de Vicente Blasco Ibañez dans la maison de « Fontana Rosa » qui hélas n’existe plus, mais dont Lise nous transmet l’esprit en sa qualité de grande gardienne de la mémoire de Vicente Blasco Ibañez à « Fontana Rosa ». Qu’elle en soit infiniment remerciée.
Comme vous le savez, Vicente Blasco Ibañez était un homme de convictions infatigable qui fonda pas moins de sept journaux dont le très illustre « El Pueblo » de Valence, qui écrivit une multitude d'articles politiques et littéraires, qui créa trente deux romans, qui rédigea de nombreux récits historiques ou de voyages, qui bâtit des contes, qui fut élu six fois Député aux Cortes, qui se battit deux fois en duel contre des monarchistes et fut blessé une fois, qui faillit mourir dans un attentat, qui fit plus de six ans de prison pour délits politiques, qui fut condamné à quatorze ans de bagne (dont il ne fit que quelque mois), et pour finir, en 1890, qui fut contraint à l’exil après avoir participé activement à une manifestation organisée contre Cánovas del Castillo, le Président du gouvernement de l’époque.
Vicente Blasco Ibañez s’est toujours lancé avec passion dans tout ce qu’il a entrepris. C’est ainsi que, homme d’un grand mouvement intérieur, il est devenu un homme exilé, un homme nomade vers des mondes bien loin de son port d’attache : Valence. Vicente Blasco Ibañez entreprit de nombreux voyages à travers l’Europe et le monde comme un vent impétueux traverse les continents : quatre voyages en Argentine où il créa deux colonies de peuplement (« Cervantes » en Patagonie et « Nueva Valencia » à Corrientes), des voyages à travers toute l'Amérique pour présenter de nombreuses conférences, un voyage autour du monde pendant plus de six mois sur le bateau « Franconia », de multiples voyages sur notre bonne vieille terre de France dont Paris que l’auteur affectionnait particulièrement.
Durant cet exil, Vicente Blasco Ibañez fut l’ami de nombreux auteurs, de journalistes et d’hommes politiques divers qui avaient croisé sa route et avec lesquels il correspondait : Benito Perez Galdos, Paul Doumer, Rudyard Kipling, Eduard Henriot, Emile Zola, d'Annunzzio, Léon Blum, le cinéaste Rex Ingram, le poète Roumain Panaît Istrati, Sorolla, Elvire Popesco, Greta Garbo, Antonio Moreno et enfin celui qui lui devait tout : le jeune acteur Rudolf Valentino. Lors d’un déplacement à Paris, Vicente Blasco Ibañez fréquenta la place du Panthéon et « l'Hôtel des Grands Hommes » où il reçut un accueil chaleureux en qualité d'exilé politique et le 11 Décembre 1908, la France reconnaissante le nommait « Chevalier de la Légion d'Honneur ». Mais à l’été 1914, la Grande Guerre éclata alors qu’il rentrait d’un quatrième voyage en Argentine : ce fut une grande souffrance pour Vicente Blasco Ibañez qui était installé à Paris et qui partagea la douleur des Français dans une communion qui le mena jusqu’à bâtir et envoyer un journal de guerre à «El pueblo » à Valence qui le publia.
De cette expérience, Vicente Blasco Ibañez tira « les quatre Cavaliers de l'Apocalypse » qui parut dans un premier temps aux Etats-Unis, et qui sensibilisa les Américains sur l'horrible drame de la Grande Guerre en Europe. Cette création valut à Vicente Blasco Ibañez d’être reçu triomphalement au Congrès de Washington en 1920, et d’être fait Docteur Honoris Causa de l'Université George Washington. A son retour en France, Vicente Blasco Ibañez séjourna sur la Côte d'Azur, à différents endroits dont Monte Carlo qu’il affectionnait, avant de venir rendre une visite à son ami le Maire de Menton. Monsieur Fontana, dont le nom n’a aucun rapport avec celui de la propriété, lui fit découvrir « Fontana Rosa » (une fontaine rose – en italien- ornait le haut de la propriété) qui était dorénavant à vendre aux enchères et pour laquelle Vicente Blasco Ibañez eut un coup de cœur à cause des orangers qui lui rappelèrent l’Espagne et Valence.
Le 25 août 1921, l’exilé Vicente Blasco Ibanez acheta « Fontana Rosa » et s’installa définitivement à Menton.
Ce fut le début de la création du « Jardin des Romanciers » que Vicente Blasco Ibañez appelait de ses vœux et qu’il bâtit inlassablement jusqu’à sa mort, car il voulait, tout comme Goethe : « Vivre, aimer, mourir ».
Quand on entre à « Fontana Rosa », outre le buste de Vicente Blasco Ibañez, c’est le monument élevé à Cervantès, une magnifique fontaine, qui accueille le visiteur. Les vies chevaleresques de Don Quichotte et du fidèle Sancho Pansa y sont dévoilées au milieu d’une belle construction stylisée au cœur des cyprès à travers une fresque de céramique unique au monde. Vicente Blasco Ibañez dédia le jardin des romanciers à Dickens, à Dostoïevski, à Zola, à Flaubert, à Balzac, à Hugo. Lieu d’exil et coin d’Espagne mystérieux à Menton, cette Valence ressuscitée trouva naissance parmi les bancs aux céramiques magnifiquement restaurées par Jean-Pierre Cafarelli, les mosaïques de pierre, l’eau tranquille des bassins ornés eux aussi, les roses pourpres et les plantations méditerranéennes. Vicente Blasco Ibañez aimait s’y promener : « mon jardin est un instrument de travail, disait-il, le premier de tous. Dans un hôtel particulier à Paris, je ne pourrais pas écrire comme je l’ai fait ici sans fatigue accablante. Je me fatigue énormément, puisque je ne suis pas en acier mais l’ambiance saine, douce, et poétique qui m’entoure rétablit immédiatement mes forces, réveille mon énergie pour continuer à avancer pour réaliser cet immense labeur sans affaiblir ma santé ».
Quand il s’installa à « Fontana Rosa », Vicente Blasco Ibanez était internationalement connu pour sa création littéraire, cinématographique et son action politique de Républicain infatigable, pour son immense talent d’orateur, et aussi pour sa vie amoureuse. « Fontana Rosa » fut également le lieu où Vicente Blasco Ibañez mena une vie mondaine très active : il y reçut bon nombre de personnages qui lui rendaient visite dont des inventeurs qui cherchaient une aide financière, des industriels américains, des hommes politiques Français, des écrivains de toutes nationalités, tous les hommes de Lettres et des Arts qui passaient un séjour sur la Côte d’Azur parmi les personnages les plus célèbres de l’époque 1920 dont : Gasco Contell, Alcala Galiano, Gomès Garillo, José Mas, Martinès de la Riva, Henry Duvernois, Elvire Popesco, Rex Ingram, Antonio Moreno, le baryton Tita Rufo, le politique français Edouard Herriot, l’écrivain Panaït Istrati, jusqu’au Prince Don Jaime de Bourbon y Bourbon, exilé comme lui sur la Côte d’Azur, et qui prétendait au trône d’Espagne.
Monsieur le Maire Fontana parlait de Vicente Blasco Ibañez de la manière suivante : « Blasco Ibanez laissait à celui qui le voyait pour la première fois une impression qui ne s’effacerait jamais. Lorsqu’il avait une trentaine d’années, il avait avec sa carrure athlétique, sa magnifique chevelure noire, son teint foncé et sa barbe en pointe, l’allure d’un maure. Quand je l’ai connu vingt ans plus tard, ce n’était plus la même silhouette, mais je revois l’homme puissant bien découpé avec ses jeux et son masque romain…. Il souffrait d’une visibilité amoindrie de l’œil droit et se servait d’un monocle. Il jouait avec lui, Blasco était un orateur puissant. C’était un causeur étincelant. On était captivé par sa conversation si riche de faits, d’aperçus originaux, d’anecdotes, de souvenir, conversations prenantes, étourdissantes, pittoresques et savoureuses dont le Maître faisait presque tous les frais. Il connaissait d’ailleurs le français à fond mais il avait conservé quelques tournures toutes spéciales et un accent caractéristique ».
A « Fontana Rosa », Vicente Blasco Ibañez était égal à lui-même : il travaillait de nombreuses heures sur la littérature, le journalisme et le cinéma. Pour l’aider dans son travail, il eut plusieurs secrétaires. Le premier s’appelait « Dorotte » qui parlait très bien l’espagnol, suivi par José Diaz qui est enterré à Menton et Carlos Linares, employé de l’éditorial « Prometeo » de Valencia qui resta avec lui seulement trois mois. Abel Garcia Azorin fut son dernier secrétaire qui l’assista jusqu’au dernier moment de sa vie. Ces trois secrétaires Espagnols étaient originaires de Valence et les tâches qui leur furent dévolues étaient de classifier la bibliothèque, de répondre à une partie du courrier (80 % était écrit par la main de l’auteur), et de prendre des notes, surtout à partir de 1925 qui correspond à l’année durant laquelle Vicente Blasco Ibañez perdit grandement la vue à cause du diabète.
Les journées à « Fontana Rosa » débutaient à 8 heures du matin, heure à laquelle Vicente Blasco Ibañez entrait dans la bibliothèque où dans le petit bureau à côté de sa chambre pour travailler jusqu’à 13 heures sans relâche avant une promenade dans Menton où il aimait croiser des gens afin de nourrir son imagination mais aussi pour converser avec la population Mentonnaise qui a gardé un grand attachement à Vicente Blasco Ibañez et à « Fontana Rosa ». Les promenades en Ville pouvaient être remplacées par des promenades dans le jardin des romanciers avant le déjeuner qui se déroulait à l’heure espagnole. Puis l’écrivain retournait à son bureau à partir de 17h30 jusqu’au diner de 21h30. Vicente Blasco Ibañez travaillait parfois tard dans la nuit, car il écrivait, dictait, étudiait, prenait des notes, lisait des livres d’histoire et de voyages du 15ème et du 16ème siècle pour nourrir la plus grande partie de sa création littéraire après son installation à « Fontana Rosa ». Vicente Blasco Ibañez mémorisait les faits et les dates historiques pour les dicter plus facilement dans le cadre d’une nouvelle création. L’exemple type en est le roman « Le chevalier de la vierge » que l’auteur va dicter en seulement vingt et un jours. Le romancier écrivait également pour des journaux, et rédigeait deux à trois articles par semaine pour une grande chaîne Nord-américaine qui possédait environ deux cent cinquante journaux différents. On peut considérer à ce jour que Vicente Blasco Ibañez écrivit en exil à « Fontana Rosa » un tiers de sa création littéraire.
Dans le cinéma créé par Vicente Blasco Ibañez, l’écrivain avait gardé tous les films réalisés à partir de ses romans qu’il aimait projeter à ses invités. A sa mort, le 28 janvier 1928 à « Fontana Rosa », l’auteur laissa pas moins de vingt-trois films parmi lesquels on trouve : « Arènes sanglantes », « Les quatre cavaliers de l’Apocalypse », «Mare Nostrum», «Sous la pluie blanche des orangers» en plus de nombreux autres scenarii.
On peut dire raisonnablement que Vicente Blasco Ibanez vécut en exil à Menton dans des conditions similaires à celles de Voltaire à Ferney (FR) ou celle d’Hugo à Guernesey (GB). Mais la curiosité et la vitalité qui animaient Vicente Blasco Ibanez restent ce qui nous interpelle le plus et l’on peut imaginer, grâce à sa modernité incroyable, ce que Vicente Blasco Ibañez aurait fait des potentialités de l’Internet et de la communication via les réseaux aujourd’hui.
Un cœur et un caractère d’homme exceptionnel qui cherchaient sans cesse et par tous les moyens à comprendre les ressorts, les mythes et les angoisses de son époque : voilà ce que nous retenons au Cercle Blasco Ibañez de Menton de ce personnage hors du commun qui nous a transmis une bonne part de sa volonté et de son audace.
C’est pour ces raisons que, même si la maison a été détruite en son temps, même si le haut de la propriété a été vendu par la succession et qu’il est bâti aujourd’hui de manière moderne, même si « Fontana Rosa » a eu à souffrir des affres du temps : les travaux de restauration débutés par la Ville de Menton se poursuivent aujourd’hui et nous permettent d’espérer tout comme les pionniers de la renaissance de « Fontana Rosa » : Jean-Pierre Cafarelli pour les céramiques, Alain Delaboudinière et Alain Bertin pour les jardins, les guides du Service du Patrimoine de la Ville de Menton pour la parole diffusée autour de la vie et de l’œuvre de Vicente Blasco Ibañez, les fondateurs du Cercle en 1989 que sont MM Gebaudo, Dalmasso et consorts en qualité d’aiguillons.
Pour ce qui me concerne, après avoir fait entrer Vicente Blasco Ibañez dans le monde numérique en Français, après avoir créé les Journées Eurpéennes « Blasco Ibañez » à « Fontana Rosa » avec les amis du Cercle et avec Madame Josiane Tricotti en sa qualité de Directrice du Service du Patrimoine de la Ville de Menton, nos projets pour 2014 sont les suivants : poursuivre la mise en ligne sur www.blascoibanez.fr de toutes les informations sérieuses et pertinentes utiles à la valorisation de la vie et de l’œuvre de Vicente Blasco Ibañez ; créer le 1er Concours de nouvelle pour Lycéen « Blasco Ibañez 2014 » du 15 mars au 15 avril prochain, créer « Les Rencontres Blasco Ibañez » à « Fontana Rosa » les 30 mai et 1er juin 2014 où vous pourrez assister à des rencontres musicales (Conservatoire de la Ville de Menton, Ecole de Musique de la Ville de Roquebrune Cap Martin, Talents de la Fondation des Banques Populaires), la remise des Prix de la nouvelle pour Lycéens 2014, des visites guidées commentées de « Fontana Rosa », la tenue du stand du Cercle qui diffusera toutes informations utiles pour faire connaître l’œuvre éditée chez « Prométéo » (nous avons reçus en don des livres de Mme Carmen Medrano) mais aussi la vie de Vicente Blasco Ibañez. Nous souhaitons également créer une Paëlla « El Pueblo » dans « Fontana Rosa », ouverte à la population Mentonnaise le 1er juin 2014, pour qu’elle reste attachée comme elle l’est aujourd’hui au « Jardin des Romanciers » et à Vicente Blasco Ibañez.
Enfin, en 2014, nous espérons concrétiser le projet de Recherche postdoctoral piloté localement par le Cercle Blasco Ibañez et le Service du Patrimoine de la Ville de Menton en relation avec le Laboratoire de Recherche sur l’Espagne Contemporaine de l’Université de Paris 3 Panthéon Sorbonne où nous devrions recevoir une jeune Chercheure qui travaillera sur le fonds de bibliothèque de « Fontana Rosa ».
Pour finir, le cinéma de « Fontana Rosa » est également en cours de rénovation, et nous espérons pouvoir y projeter à terme les films tirés de l’œuvre de Vicente Blasco Ibañez, comme il aimait le faire.
Parmi tous ses romans Vicente Blasco Ibañez préférait « les Morts commandent » qui se termine par cette phrase : « Qui commande ? Ce ne sont pas les morts, c'est la vie et par-dessus la vie, l'Amour. » Chers amis, permettez-moi de laisser ces mots de fin à Vicente Blasco Ibañez.
Je vous envoie le salut le plus fraternel et le plus amical du Cercle Blasco Ibañez de Menton et de « Fontana Rosa » où nous espérons vous voir un jour.
Sentiments blasquistes.
Patrick ESTÈVE
Président du Cercle Blasco Ibañez
Version espagnole du texte lu à Valence (ESP) le 24 janvier 2014 dans le cadre de la réunion publique de la Loge Maçonnique Blasco Ibañez