Blasco Ibàñez
d’Espagne en Algérie à la recherche de Cervantès
par
Patrick ESTÈVE
Président du Cercle Blasco Ibàñez
Cet article retrace les impressions de voyage de Vicente Blasco Ibañez pour qui l'Espagne, évidemment, mais également l’Algérie, exerça une influence méditerranéenne certaine sur l’expression et la pensée de cet écrivain qui se revendiquait de l'espace méditerranéen tout entier.
J’ai particulièrement ressenti cette influence à la lecture de « Mare Nostrum » que je cite :
"Dans les ports, malgré la faiblesse de ses yeux, Caragol reconnaissait immédiatement la nationalité des bateaux ancrés de chaque côté du Mare Nostrum. Ses narines humaient l'air avec tristesse. Rien! C'étaient des bateaux insipides, des bateaux du Nord qui font leur cuisine au beurre, peut être même des bateaux protestants. Quelquefois, il avançait lentement sur le bord comme s'il suivait une piste et se plantait devant la cuisine du bateau voisin pour en humer le riche parfum. "Hola, frères!". Impossible de se tromper. C'étaient des Espagnols ou tout au moins des Marseillais, des Génois ou des Napolitains, de toute façon des compatriotes.... Aussitôt on entamait des conversations en cette langue méditerranéenne, mélange d'espagnol, de portugais, d'italien, de français et d'arabe qu'ont inventée les peuples métis des côtes de l'Afrique depuis l’Égypte jusqu'au Maroc."
Vicente Blasco Ibañez fut un amoureux de la ville d'Alger qu'il a visitée à plusieurs reprises et où il écrivit une série de chroniques regroupées sous le titre « La cité de Barberousse » dans un recueil où il décrit le port d'Alger, la Casbah, la grotte de Cervantes et le marché de Maison Carrée à l'orée du 20ème siècle.
En 1892, Blasco Ibañez entreprit pour la première fois une visite de la Ville d’Alger et embarqua pour cela sur le vapeur « Perez » qui reliait Valence à Alger et qui transportait de nombreux migrants valenciens recrutés par des colons propriétaires terriens.
La faune marine qu’il décrivit à l’époque était alors bien riche :
" D'énormes tortues à la carapace brillante comme une cuirasse d'or passent et repassent près du bateau, agitant au ras de l'eau leurs pattes rugueuses et leur tête aplatie de serpent... C'est la saison des amours pour des animaux aussi étranges et il leur arrive de s'endormir sur l'eau. Leur dos forme alors une petite île sur laquelle se posent les mouettes fatiguées qui agitent leurs blanches ailes tout en se promenant sur la surface ronde de ce bateau animé."
Il fallait une trentaine d’heures pour relier Valence à Alger que Blasco Ibañez observa également de nuit, depuis la mer :
"A dix heures du soir nous entrons dans Alger. Je ne crois pas qu'il existe au monde une seule ville offrant de nuit le même coup d’œil... Le boulevard de la République est une interminable file de lumières serrées courant tout au long du port, une ligne de feu derrière laquelle brillent des milliers de points lumineux escaladant la montagne. Cette profusion de lumières s'étend aux collines toutes proches du grand port moderne...
En entrant dans la baie, un essaim de bateliers montés sur des barques légères entoure le navire. Ils portent le bonnet rouge du pays, l'ample sarouel et, noué autour des tempes, un tissu blanc. Debout, ramant sans cesse pour suivre le mouvement du bateau, ils offrent leurs services dans un patois où les mots français se mêlent aux mots arabes, valenciens et anglais.
Nous sommes entrés dans Alger. A minuit, par le hublot de la cabine, je vois le port avec ses eaux agitées où scintillent les lumières rouges des bateaux. Les canots qui passent avec leurs matelots au turban rouge parlant d'une voix aiguë en arabe produisent une étrange impression. On se croirait dans l'Alger de Barberousse : les yachts et les bateaux de guerre ancrés dans le port ressemblent dans l'obscurité aux galères barbaresques.
A peine eut-il mis pied à terre que l’écrivain croisa un ouvrier en bleu, une servante en coiffe, une demoiselle apprêtée, un officier, et toute une diversité de types et d’éclat de couleurs chez les autres habitants.
Son objectif cette fois-là était de visiter la grotte de Cervantès du nom de Miguel de Cervantès Saavedra, né le 29 septembre 1547 à Alcalá de Henares et décédé le 23 avril 1616 à Madrid, capturé en mer avec son frère Rodrigo sur la galère « El Sol » alors qu’il rentrait de Naples en Espagne après avoir participé à trois campagnes contre les Turcs, dont la célèbre bataille de Lépante où une blessure à la main gauche lui valut le surnom de « manchot ».
Après cinq tentatives d'évasion infructueuses de la grotte d’Alger, Cervantès dut sa liberté à un processus de rachat commencé en 1576 par les frères Juan Gil et Antonio de la Bella de l’ordre de la Trinité, moyennant 500 écus versés à Hassan Pacha dit «Veneziano » alors vice-roi d’Alger.
Sa libération intervint le 19 septembre 1580 et Cervantès put rejoindre l’Espagne et mettre en forme l’aventure picaresque qui tournoyait en lui et qui devint le premier roman au monde : Don Quichotte de la Manche.
Manchot, Cervantès ne l’était pas vraiment, et Vicente Blasco Ibañez eut beaucoup d’émotion à visiter l’endroit où aurait pu croupir et mourir celui qui devint un grand et incontournable talent.
Fort de cette découverte qui l’impressionna, il est fort à penser que lors de la construction de la fontaine monumentale en forme de rotonde de Fontana Rosa à Menton dédiée à Cervantès, Blasco Ibañez a dû repenser à ces belles traversées entre Espagne et Algérie : assis sur un ban de céramiques valenciennes.
Sentiments Blasquistes.
Patrick ESTÈVE
Président du Cercle Blasco Ibàñez